24 Janvier 2016
A la recherche des NET'S : Nouvelles Elites Tunisiennes ou Comment vieillissent les institutions
Dans un long article intitulé «Comment vieillissent les institutions : cas du Plan de développement économique tunisien» et datant d’octobre 2001, ”, Moncef Bouchrara, Ingénieur- conseil, aborde une institution particulière du dispositif gouvernemental d’encadrement de l’économie tunisienne : le Plan de développement économique et social ». Il montre comment et pourquoi il a perdu toute son efficacité et pourquoi. Il montre par cet exemple, comment le modèle de développement, inventé dans les années 60’s , même modifié dans les années 1970’s pour s’ouvrir à l’investissement étranger et local, basé sur le simple concept de l’investissement et de la création d’emplois sans discernement, finit, en fait, par aboutir à un immense gachis. Il formule et résume ainsi la faillite de ce modèle : « La dépense publique n’arrive pas à déboucher sur une élévation sensible de la productivité globale de l’entreprise tunisienne, clef principale de la vraie croissance durable et de la création d"emplois pour les jeunes diplômés.....»
En voici quelques extraits..
« Selon la définition de l’approche «néo-institutionnaliste» anglosaxonne, une «institution» correspond à des règles, des organisations, des conventions ou des normes, sociales ou culturelles, évaluées à travers leurs retombées économiques. Il ne s’agit donc pas seulement des organisations officielles, comme on le comprend d’habitude dans les pays où l’Etat est considérè comme le seul pourvoyeur ou le seul siège des institutions. Toutefois, ces institutions, même entendues au sens le plus large, perdent leur efficacité en raison d’un déficit de signification et vieillissent à cause de leur obsolescence.
Il nous arrive rarement de penser que nos pratiques et nos organisations vieillissent ou deviennent obsolètes. Cela serait-il le cas d’institutions de la politique économique tunisienne qui souffre de l’absence d’une critique méthodologique ? Le Plan tunisien de développement économique et social, par exemple...
Créée en 1961, cette «institution» constituait un processus de coordination et une mise en scène publique de la rationalité moderisatrice qui animait la construction du nouvel Etat indépendant. Elle est devenue non seulement un rite du débat public, mais aussi l’expression emblématique de l’emprise de l’esprit bureaucratique sur la société. Bien que la Tunisie ait profondément changé dans ses structures économiques et sociales, la fabrication immuable du Plan se succède à elle-même [Elle en est à sa onzième édition ! NDLR]. Réduit à une simple nomenclature de projets et d’investissements assortis d’un bilan des performances et objectifs macroéconomiques essentiellement en termes quantitatifs d’investissements et d’emplois,.
On y relève difficilement une vision à la mesure des défis de l’époque que nous vivons. Une tare méthodologique qui traduit une incompétence profonde du système qui le produit. Il est l’instrument d’une culture d’organisation et de gestion des moyens publics qui ne sait que dépenser tout en confondant «dépense» et «performance».?
Aux Plans récents il a manqué un esprit critique en matière de performance de dépense publique ou de création de réglementations. Un esprit critique qui a pourtant présidé à la naissance du Plan tunisien, qui a perdu ainsi, de sa substance, de sa pertinence et de son aptitude à éclairer l’observation de la réalité. Il illustre les méfaits d'un pouvoir bureaucratique sur le détournement d’objet d’un instrument de coordination économique.
Notre modèle et ses paradigmes sont en cause et la croissance ne décolle toujours pas... à moins que des réformes de structures soient entreprises en vue d’une gouvernance publique performante. Porteur de mécontentement et de déstabilisation, le chômage des jeunes diplômés produit un pessimisme et une désillusion ainsi qu’un gâchis de capital humain.
C’est ainsi qu’un débat sur la nature de la croissance tunisienne a été soigneusement évité en Tunisie : «En quoi, où et par quoi cette croissance est satisfaisante ou pas». Les réformes suffisent-elles à pallier aux insuffisances de fonctionnement de l’économie, implicitement admises dans le débat public ? De par ses structures organtisationnelles de préparation, d’élaboration et de mise en forme opératoire, le Plan tunisien est-il vraiment cet instrument de mobilisation d’idées ?
C’est à l’aune de ces critères qu’il convient de s’inquiéter de l’obsolescence du modèle tunisien et de ses institutions organisant le fonctionnement et la régulation de l’économie nationale, dont le Plan. Or, les institutions formelles de participation, de critique ou de proposition dans le cadre du Plan ne semblent pas aboutir à des solutions au malaise tunisien.
Donc, point de critique opératoire profonde du système public de gestion et de coordination. L’inefficacité des institutions et leur perte de substance ainsi que l’incapacité des élites à produire le changement en découlent. La question des fins à atteindre et des méthodes critiques d’analyse se trouve éludée en focalisant la réflexion sur la dépense publique.
Réfléchir méthodologiquement n’est nullement considéré dans la culture de management public tunisien un acte économiquement valorisant. Il n’intègre guère l’action publique et n’est perçu, rien d’autre, que comme de la pure spéculation intellectuelle (!?).
Les idées et les formes d’organisation économique qui n’émergent pas de l’intérieur de la bureaucratie, seule dépositaire de la rationalité moderisatrice, sont impertinentes. L’informalité n’est pas considérée comme le symptôme d’un dysfonctionnement du couplage Société-Etat mais d’une incompétence de la société (!). Nous sommes là au cœur même d’une culture politique où «la source de légitimité culturelle n’est pas la société, mais l’Etat» (A. Gramsci). Les critères de choix des élites technocrates qui expliquent qu’elles le soient devenues sont donc à questionner à travers un regard distancié d’évaluation... rarement permis.
Il y a là une tendance culturelle à la réification, cette aptitude qui consiste à perdre le sens d’une action pour ne plus retenir que la forme, qui prend le dessus sur le contenu. L’attachement réifié à l’investissement ou à la dépense publique aboutit à une inflation dans les budgets. Un étranger parmi nous passe souvent du confort intellectuel au malaise puisque pour des grades et diplômes similaires la compétence réelle ne se compare pas.
«La défaillance de la bureaucratie tunisienne provient de l’uniformité et du conformisme de ses hommes.»
De tels principes correspondent à, un chantier bien plus culturel et politique que législatif ou budgétaire. Cela se traduit par des révisions et surtout des raisonnements novateurs à mobiliser dans une perspective de changement et de réapprentissage organisationnels. Instruments nécessaires de gestion publique, les textes et les règlements ne peuvent en être les outils exclusifs. Les décisions de la bureaucratie ne sont nullement les seules «filles» du corpus juridique administratif.
C’est ainsi que s’expliquent les inefficacités observées de la dépense publique tunisienne. Nos élites ont une défaillance observable et démontrable de culture applicative du savoir économique et du management à notre réalité organisationnelle. Ainsi, en Tunisie, une compétence applicative est ignorée et même méprisée. La promotion des hommes aux postes de décision ne tient pas compte de cet aspect.
«Dans un pays où l’Etat est omnipotent, il est difficile de repérer un leadership ingénieux.»
La dépense publique n’arrive pas à déboucher sur une élévation sensible et prouvée de la productivité globale des facteurs de l’entreprise tunisienne. Ce manque de causalité prouvée entre allocation de ressources publiques et augmentation de l’intelligence productive de l’entreprise ou de l'administration publique mérite d’être souligné. La productivité tunisienne ne s’envolera pas tant que celle de son système décisionnel public n’a pas fait de saut qualitatif substantiel. La croissance tunisienne est molle en raison d’une gestion «enchâssée» dans un modèle économique perverti. Quid donc de ce paradoxe tunisien où la dépense publique ne débouche pas sur une performance suffisamment importante de l’économie ? Attribuer la mollesse de la croissance tunisienne à une dépense publique sous- performante revient à admettre l’idée même d’une sous-compétence de nos prétendus compétents de technocraties.
Poser correctement un problème ne signifie nullement que l’on ait progressé dans la découverte de solutions appropriées. Car on ne peut plus emprunter ou plagier ce qui se fait ailleurs. Le problem solving autant que l’interpretive skill des situations réelles sont à la fois un art et une compétence. On ne s’établit pas problem solver et encore moins "problem setter" quand on a grimpé dans la hiérarchie de la bureaucratie grâce à une stratégie de conformisme ou d’apparences. La défaillance de la bureaucratie tunisienne provient de l’uniformité et du conformisme de ses hommes. Si dans les secteurs privé et civil la compétence finit par émerger, cela n’est nullement le cas dans l’administration publique où l’homogénéité des profils y est règle cardinale. L’aptitude au changement des organisations se mesure à travers leur capacité d’apprentissage organisationnel et décisionnel.
«L’administration publique retient les compétences à son image. Elle ignore l’expertise, la pertinence et l’audace.»
On n’édicte pas, on ne contrôle pas et on ne bloque pas le changement culturel. L’élite économique tunisienne n’a pas une expérience avérée du changement social ou culturel. Dans un pays où l’Etat est omnipotent, il est difficile de repérer un leadership ingénieux.
Le «bouche-à-oreille», cet espace public informel dont les héros et modèles ne paraissent pas dans les médias, rivalise avec la bureaucratie, cet autre espace public officiel non fiable où les critères d’émergence des compétences sont distordus. Un décideur public est en mesure d’évincer celui qui ne lui ressemble pas.
L’administration publique retient les compétences à son image. Elle ignore l’expertise, la pertinence et l’audace. Des qualités que ne signalent pas le statut bureaucrate...
Reprenant indéfiniment la même rhétorique, le Plan tunisien ressemble à une levure usée parce qu’elle a trop servi et n’a pas pu être revitalisée. L’élite bureaucrate qui veille sur cette institution semble entamer son potentiel en la matière [Depuis le milieu de la décennie ’90, on *he cesse d’évoquer ce «Plan glissant» à chaque fois qu’il est question d’afficher une volonté d’innovation en la matière. Toutefois, concrètement, on ne voit rien venir encore... . Un recyclage ou un métissage avec de nouveaux talents sont alors vivement recommandés.
Sinon, comment envisager sérieusement de rattraper les plus retardés des pays de l’Europe ? Les jeunes générations tunisiennes accepteraient-elles de conditionner leur bien-être à la traîne d’une bureaucratie visiblement incompétente ?
Outre la réorientation de l’économie autour de critères de performance de la dépense publique, une remise en question des élites demeure à entreprendre en vue de développer un consensus économique nouveau. La bureaucratie tunisienne et ses technocrates sauront-ils faire preuve de respect et d’ouverture envers ces Tunisiens qui raisonnent pertinemment et surtout différemment ? Sauront-ils revoir leurs critères de jugement et d’évaluation ? Sauront-ils s’abstraire de leurs rigidités culturelles et de leur conformisme dans le regard porté sur le capital humain local ? En recrutant des «compétences» à son image, la bureaucratie tunisienne ne prolonge-t-elle pas son isolement et son inefficacité ? Une inefficacité qui ne peut tendre vers la revalorisation de son statut.
En Tunisie, il y a vif besoin d’instauration d’une véritable méritocratie nationale qui soit fondée sur le critère de l’œuvre réelle accomplie, jugée par libre choix et publiquement débattue... »
Moncef Bouchrara,2001, extraits de « A la Recherche des Net’s : Nouvelles élites Tunisiennes : Comment vieillissent les Institutions en Tunisie », texte, 25 pages ronéotés.